Géopolitique - Nice/Istanbul, les spirales du chaos

Ce long week-end du 14 Juillet restera, hélas, dans les mémoires. Et il fallait attendre d’y voir plus clair avant de tenter une quelconque analyse ou une comparaison hasardeuse.

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Il faut dire, que du coté français, après la tuerie de Nice, on a eu un joli lot de “y’a qu’à faut qu’on”, en commençant par un Président qui dès 4h du matin voyait déjà un acte terroriste (dont OrientXXI rappelle les usages). La surenchère sécuritaire continuait déjà. Pourtant, un rapport parlementaire issu d’une demande de l’opposition, avait démontré très récemment l’inutilité de “Sentinelle” et le manque de cohésion et d’organisation de nos services secrets dans leurs différentes composantes. Qu’importe, après avoir annoncé la baisse des effectifs la veille, on les remet aussitôt à l’aide des réservistes. Mais en ne sachant rien sur le tueur à ce moment, si ce n’est son “origine”. Immédiatement, il est classé comme terroriste, alors qu’un chauffeur de type caucasien mais criant “Allahu akbar” était classé en déséquilibré, il y a peu. Et de ce fait, tout le monde va partir sur la piste de l’Organisation EI, les responsables des Républicains ayant chacun la recette miracle, totalement en décalage avec les faits que l’on connaissaient déjà à ce moment. Il s’agit plus de l’intérêt de leur candidature aux primaires que de l’intérêt des français. Ne parlons pas des réseaux sociaux qui devinrent un défoulement raciste (voir le top tweet ci-dessous), ou de la violence expiatoire qui règne sur la “prom”.

Il faut dire que la France sait se croire meilleure que les autres, à commencer par un dispositif d’alerte attentat qui s’est révélé inutile. Les spécialistes avaient prévenu, pourtant ! Alors pour ce qui est de régler le problème de l’OEI, c’est le bombardement (avec nos armes à nous, ce qui nous classe au deuxième rang mondial en 2015!) qui sort en tête, malgré, là encore, l’avis de nombreux analystes et experts de tous bords dénonçant  à la fois le danger et l’inutilité de ces méthodes seules. Car la France n’est plus force de proposition sur une résolution politique dans un conflit complexe qui réunit différents pôles et différentes puissances régionales… dont la Turquie. Aussi, le coup d’état dans ce dernier pays est-il à observer avec précaution et inquiétude.

La Turquie est un pays complexe lui aussi, tant par sa position géographique entre Europe et Asie, son histoire riche et tumultueuse au 20ème siècle, sa position proche de conflits, et sa mutation rapide qui crée aussi des divisions entre partisans de la modernité occidentale et retour à une grandeur passée. Dans cet état moderne qui s’est construit autour de l’armée (ce qui explique la difficulté de résoudre le génocide arménien), la laïcité était de mise jusqu’ici, du moins en façade. Dans les années 80, un autre coup d’état avait déjà fait évoluer le pays, pour recéder le pouvoir “démocratiquement”  en 1983, après un référendum constitutionnel en 82. Dans le consensus turco-islamique, le parti RP, religieux modéré, prit une grande part dans la vie politique, dès les années 90,  avant de se transformer en AKP avec son nouveau leader Recep Tayyip Erdogan. Le président Erdogan, symbole de rigueur et d’honnêteté à son accession au pouvoir en tant que premier ministre, a lentement dérivé vers plus d’autocratie mêlée à une corruption de son entourage. Le libéralisme qui avait conduit en partie au coup d’état de 80, a repris sa part, aidant d’un coté l’économie turque à  décoller, mais non sans creuser les inégalités et sur des bases fragiles qui vont stopper cette belle progression dans les années 2010.

Mais pas Erdogan qui passe de premier ministre à Président. Comme un Macron, il a dû lire Machiavel, tant il semble faire tout ce qui est possible pour gravir les échelons et conserver le pouvoir. On l’a connu ouvert sur le problème kurde avant d’être dans la violence et la brutalité. On l’a connu pro-européen avant qu’il fasse volte-face, bien aidé par l’aveuglement de l’UE à propos de ce pays. On l’a connu anti-Poutine avant qu’il ne fasse des excuses qui ont du certainement peser dans ce coup d’état, sonnant comme un désaveu de l’armée. Il semble que ce coup d’état soit mis sur le dos de son ennemi intime Fethullah Gülen (qui nie toute implication), alors que paradoxalement, il n’a rien d’un laïc comme le seraient les militaires kemalistes. Ce sont aussi des généraux comme le chef d’état major Hulusi Akar, qui sauveront Erdogan, de ce putsch plutôt trouble, qui va affaiblir encore un peu plus l’armée. Mais en même temps, ce coup d’état paraît opportun pour Erdogan pour se débarrasser de deux oppositions gênantes. Au point qu’on pourrait penser qu’il a laissé faire, tout en préparant une réplique fatale. Pendant ce temps, Erdogan s’adonne à la folie des grandeurs, comme ivre du pouvoir : Nouveau palais présidentiel sur une terre acquise par Kemal, culte de la personnalité avec affiches géantes, nouvelle grande mosquée…Il flatte ainsi un électorat avide de la grandeur de l’empire ottoman, comme d’autres le font dans des campagnes présidentielles actuelles. où s’arrêtera cette spirale du pouvoir ?

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C’est bien cette même** ivresse du pouvoir** qui pousse à la surenchère en France. Cela promet pour une campagne présidentielle qui est déjà commencée. On aura aussi une campagne outrancière comme aux USA entre un Trump au colistier ultra-conservateur et une Clinton représentant l’establishment et qui sait, des républicains plus modérés. Cela sera autant dans le recours à des boucs émissaires, que dans de vaines promesses de retour à la grandeur/croissance. Reste que la tuerie de Nice a été revendiquée, sans que pour l’instant les liens soient très clairs entre le tueur au camion (qui a lui seul a fait autant de victime que dans le Bataclan) et l’OEI. Ranger cela dans le terrorisme et non dans la folie est paradoxalement rassurant, même si des “copycat” peuvent apparaître. Autant en France qu’ailleurs dans le monde, on peut trouver des modes d’actions pour un déséquilibré ou quelqu’un de très réfléchi pouvant être rattaché à ce groupe terroriste, par lien réel ou opportunisme. Si on prend le temps de la réflexion autour de soi, on trouvera des dizaines de moments de vulnérabilité, qu’aucun système de surveillance ne parviendra à contrecarrer. Cette angoisse qui devient généralisée est utile à ceux qui veulent user du pouvoir. On le voit aujourd’hui par une montée des nationalismes, par la confusion qui règne entre crise financière, flux migratoires et terrorisme. Et au petit jeu des comparaisons, il ne faut pas regarder des pays d’aujourd’hui mais  d’autres périodes de l’histoire mondiale, pré-guerre mondiale. Les leçons d’hier semblent ne pas avoir servi.

L’autre jour, il y avait débat sur le fait que la guerre froide ait été une sorte de troisième guerre mondiale à distance, par l’intermédiaire de différents belligérants (Corée, Vietnam, Afghanistan…). Si l’on considère que le conflit en Irak puis en Syrie est aussi un héritage indirect du conflit afghan et qu’on voit ressurgir une guerre froide (je dirais même deux pour l’instant avec Chine, Russie, USA), on peut légitimement s’inquiéter de l’avenir. L’Europe n’est qu’en position de suiveuse, si tant est qu’elle reste unie. Le récent sommet de l’OTAN a montré le contraire. Erdogan a compris qu’il ne ferait pas encore cavalier seul, mais d’un autre côté, le peu de cas que l’on fait de ce dirigeant coté OTAN et UE (voir par exemple l’attentisme états-uniens pendant le coup d’état), le pousse dans les bras de Poutine avec qui il aura un ennemi commun : Le Rojava. Est-ce alors pour cela qu’il a changé drastiquement de position? Mais avant tout cela, les grandes “démocraties” sont amenées à un test local sur leur capacité à absorber ce stress qu’elles n’ont plus connu depuis des décennies. Il suffit finalement de peu de chose pour passer d’une démocratie à une autocratie ou une dictature, surtout si l’on se souvient que tant de dictateurs ont commencé par être élus !


Ecrit le : 18/07/2016
Categorie : geopolitique
Tags : EI,france,Geopolitique,politique,terrorisme,turquie

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