Réflexion - Fantasmes de la réalité

L’idée de l’article m’est venue après avoir lu des tweets qui parlaient des évènements sur les Champs-Elysées. Je me disais une fois de plus : “Quand le sage désigne la lune, l’idiot regarde le doigt.” Mais parfois l’idiot ignorait juste certaines réalités.

Je connais assez du fonctionnement des manifestations pour ne pas croire aux versions affichées et écouter d’autres témoins (policiers et manifestants, au fond pas si opposés comme dit Nicole plus bas). Mais là n’est finalement pas le propos. Je me suis surtout dit que **quand on ne connaît pas un sujet, on le fantasme **et on suit des images données en pâture pour construire ce fantasme. Aujourd’hui, j’habite une banlieue plutôt privilégiée majoritairement blanche et peuplée de cadres. Pourtant, à 200m de chez moi, il y a une petite cité HLM, son Lidl, son primeur, sa boulangerie, son “dépanneur” (je préfère ce terme québecois à “arabe”). Il m’arrive assez souvent d’aller à pied y faire mes courses là bas mais je n’y croise jamais un voisin (vous savez, ceux qui ne descendent même plus de leur voiture pour ouvrir un portail devenu automatique) et rarement des personnes répondant au profil de mes voisins, comme s’il y avait une “frontière” invisible. Pourtant, ce primeur est largement aussi compétitif que les magasins alentours, toujours souriant et accueillant, acceptant des commandes, dépannant les gens dans le besoin, et choisissant toujours de bons produits. Pas de bandes pour faire la loi et le dernier mec pincé pour un deal était un couillon qui le faisait sur le bon coin. Juste quelques jeunes qui zonent un peu à certaines heures mais absolument rien d’agressif.

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Il faut dire que j’ai connu d’autres choses, dans la banlieue rouge de mon enfance où j’étais un peu dans la même configuration mais avec une cité qui se dégrada peu à peu (pas par abus de Kärcher…). Déjà tout petit, j’allais à pied avec mes grands parents dans les magasins de la “dalle”, à l’époque où ils n’étaient pas à l’abandon et il n’y avait pas de souci. Plus tard, ce fut l’abandon du commissariat, des services municipaux, puis des commerces qui n’étaient plus en sécurité et aujourd’hui le lien social se reconstruit avec difficulté, et souvent par un clientélisme qui n’a jamais rien de bon. J’ai connu aussi des cités “interdites” du 9.3, où il valait mieux venir avec quelqu’un de connu et respecté, connaître les codes. Je pourrais vous raconter des histoires qui paraissent caricaturales et m’ont fait trouver le film “Jusqu’ici tout va bien” pas si mauvais. Pourtant je ne suis pas convaincu que l’image qui en ressort soit positive et aide à ressouder les liens. Saint-Denis voit son centre ville s’embourgeoiser, comme si c’était une solution de chasser un peu plus loin les populations défavorisées, et de recréer d’autres ghettos. Aujourd’hui s’est opéré une scission, une paranoïa entre classes sociales, qui se retrouve aussi dans les choix de collèges et lycées et un peu dans l’opinion et les élections. On ne se mélange plus…

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Car tout en étant en banlieue rouge, j’étais dans** un quartier résidentiel** plutôt blanc, cadres et cadres sup et ma classe de primaire comprenait peu de fils ou filles d’immigrés dans les années 70-80. L’école à 1km plus loin, proche d’une “barre” s’en chargeait. Un portugais fils d’une femme de ménage, une “gitane” et une maghrébine comme on disait à l’époque, c’était tout dans la vingtaine d’élèves. Pas d’asiatique et ma femme peut parler des surnoms et quolibets qu’elle entendait, elle, dans sa jeunesse parisienne où elle était la seule dans son école. Les enfants d’italiens et de polonais étaient déjà d’une génération d’après. Je me souviens notamment d’une classe de neige de l’école : Il y avait des moqueries de certains par rapport à l’accoutrement que les plus pauvres avaient, car l’école s’était débrouillée pour leur prêter des vêtements. Déjà à l’époque, ça valait une fortune de s’équiper et le prix du séjour changeait suivant le seuil de revenu. Les vêtements que m’ont acheté mes parents pour l’occasion devaient être résistants et durer quelques années, pas de marque ou très esthétiques. Mes parents ne m’avaient jamais envoyé aux sports d’hiver non plus, même si je connaissais la montagne et la neige. Beaucoup de mes camarades avaient déjà leur petit lot d’étoiles et autre symbole bondissant du ski français. Petites piques et moqueries seront présentes, surtout qu’en plus de cela, c’était pour certains la première séparation d’avec leurs parents. J’aurai d’autres occasions plus tard de tâter de la poudreuse mais je préfère finalement la quiétude du ski nordique à l’effervescence des descentes… et la frime de certains.

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Je me souviens aussi de la chance que j’ai eue d’avoir une enfance entre ville et campagne. L’été j’allais à la ferme, je découvrais la vie des animaux, des champs, les moissons, etc… le reste de l’année j’étais dans cette ville multiculturelle. Mais quel ne fut pas mon choc lorsqu’un jour, l’école nous emmena voir une ferme et que la plupart de mes camarades de primaire trouvaient que les animaux puaient. Tout cela me paraissait si normal, tout comme je connaissais par les récits de mes parents et grands parents l’évolution du travail dans les usines, les manifestations violentes des années 20-30, les acquis sociaux ainsi gagnés. Les autres enfants s’étonnaient du lait sortant des pis de la vache, de la paille, de la bouse, comme si pour eux cela arrivait par magie dans une bouteille pour le petit déjeuner avec leurs céréales. Il faut dire que sinon on donne à voir des images d’Épinal avec des animaux bien propres gambadant dans les champs verdoyant. Pas étonnant que les images de L214 en choquent certains… Et puis avec les fermes pédagogiques aujourd’hui ce n’est pas toujours mieux car nous sommes loin des réalités d’élevage intensif dans lequel la partie rurale de la famille n’est heureusement pas tombée. Mais le comportement des parents dans ces fermes pédagogiques, leurs commentaires souvent méprisants ne passent toujours pas chez moi et se transmettent pourtant de génération en génération.

Aujourd’hui, même en m’informant, je ne vois les réalités qu’à travers des prismes déformants. Je ne peux évidemment pas voir moi-même tout ce qu’il se passe partout. Quand je parle souvent des problèmes de la santé, de l’hôpital, des déserts médicaux, c’est parce que je le vis, je le vois, tout comme j’entends aussi des jalousies s’exprimer entre communautés, classes sociales, professions. Mais en même temps, je perds de vue d’autres secteurs, je voyage aussi moins et je ne sais plus ce que deviennent certaines villes, régions, pays. Même en retournant là où je suis né, je m’aperçois que je ne reconnais plus rien, que ça a changé et que je m’y sentirai moins bien. On s’installe très vite dans ce petit confort qui nous fait regarder un peu plus notre nombril qu’autour de nous. Je pense même que ce n’est pas un hasard si je parle beaucoup moins de géopolitique ici qu’auparavant, regardant plus cette dérive intérieure du pays que mes voisins belges, suisses, allemands et plus lointains.

Je me faisais la réflexion encore une fois autour de ma situation plutôt confortable par rapport à la population de cette planète. Je me plains de la dégradation de certains services publics qui pourtant n’existent pas pour la majorité des humains. Je parle de surpopulation, de réchauffement climatique et en même temps je consomme bien plus que la moitié des humains de cette terre. Il m’arrive juste de l’oublier… Mais devrais-je pour autant cautionner cette dérive mercantile et égoïste qui rend 1 à 5% de la population encore plus avide de piller les ressources ? Je n’ignore pas que dans les pays émergents, la situation s’améliore pour une majorité de la population qui, malgré l’absence de libertés, voit l’avenir avec optimisme. Malheureusement, derrière quelques statistiques, il y a un accroissement des inégalités, de la pollution, de la consommation de ressources. Je l’ai vu il y a quelques années dans des pays cités en exemple alors pour leur croissance et pourtant, là aussi, en y allant que quelques semaines, on peut ne rien en voir.

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Vivant en banlieue, il m’arrive d’aller à Paris, de prendre le périphérique et de voir des tentes sur le côté de cette voie de circulation. Mais il m’arrive aussi de passer du côté de la porte de la Chapelle. L’image ici ne donne qu’un vague aperçu de la situation d’un campement sauvage où l’on voit errer à certaines heures des hommes et femmes ressemblant plus à des zombies avec l’usage de la drogue (du crack surtout). Il y a quelques années, cela se passait à quelques kilomètres plus au nord de ce lieu. Demain, ça sera peut être ailleurs, parce que la mairie aura placé des grillages, des murs ou que sais-je. Cette réalité, je pourrais l’ignorer, la voir en imaginant tout et n’importe quoi. On me répondra peut-être ici que ce n’est déjà plus comme cela, que c’est rare, voyant ou niant une réalité.

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Ernst Ludwig Kirchner - Femme devant un miroir 1913

Je vis un moment où je ne comprends plus la direction que prend ce monde, entre la plainte que tout va mal et la continuation de nos propres conneries. Moi même, je ne me comprends pas non plus, n’arrivant pas à vraiment mettre mes actions en phase avec ce que je pense profondément, sans doute parce que ma priorité est ailleurs, à soigner Celle qui souffre. Je suis exaspéré de voir quelqu’un entendre la souffrance des gens en faisant semblant de l’écouter et continuer la fuite en avant, ne rien remettre en cause. Je suis révolté de voir cela un peu partout, de voir de l’aveuglement et ne plus savoir comment réagir. Je suis parfois résigné à voir que la seule réponse que l’on montre est l’insulte de part et d’autre, la violence, des mots, des actes, des coups. Je me dis souvent que la seule chose à espérer c’est que nous ne proliférions plus sur cette planète, que nous soyons remplacé au sommet par autre chose. Je vois neveux et nièces découvrir un peu plus la vie, proche, lointaine à l’autre bout du globe et je ne sais plus vraiment comment eux voient les choses. Un peu trop dans une bulle dorée pour l’une… Peut-être parce que moi-même je ne vois plus leur réalité, maintenant.

Quand je marche le matin, vers la gare ou ailleurs, il m’arrive de le faire machinalement, robotiquement, avec dans les oreilles un fond musical qui me fait oublier ce qu’il y a autour de moi. Je regarde un peu mes congénères humains, tente de me relier à leur réalité en imaginant quelques histoires à travers leurs gestes, leurs regards. Je note quelques mots parfois sur un carnet, qui finissent au mieux dans mes “instants”. Et le train passe, la porte s’ouvre et se referme, j’ouvre un casier où mettre mes affaires, je me change, je m’assois, je me connecte à un autre monde, à une autre réalité, celle d’un travail, d’autres relations humaines. Le monde a changé autour de moi et je l’imagine aussi différent autour de chacune des personnes que j’ai croisée. Il est différent pour celui qui me commande, qui le commande lui aussi, une réalité fantasmée où peut-être tout lui paraît aller bien alors que je rame à faire fonctionner quelque-chose. Et ainsi de suite, jusqu’au client de ce que l’on a conçu qui ne sait rien de ce qu’il s’est passé avant de tourner une clé, d’appuyer sur un bouton.

Ma réalité de l’instant c’est de taper ce long billet sur un vieux clavier usé d’un vieux PC portable anémique qui ne satisferait plus grand monde aujourd’hui. C’est d’imaginer maintenant ce qu’était le cahier des charges, le plan marketing, la ligne de montage, celui ou celle qui a assemblé ce capot d’un noir brillant et qui n’a sans doute rien à voir avec cette image fantasmée. Une personne qui a bien fait son travail, ainsi que toutes celles d’avant puisque tout fonctionne. Mais une personne comme moi qui pensait juste à gagner sa croute, pour manger le soir, sans s’imaginer qu’il faudra un jour recycler tout ça, sans penser même à d’où viennent les composants, les matières premières. Finalement, pourrait-on vivre en sachant tout de la réalité des choses ?

Nous vivons dans beaucoup de nos fantasmes et quelques réalités. Je me souviens d’une personne qui accusait je ne sais plus quelle chaîne télé de le pousser à la dépression en lui montrant la réalité de ce monde. J’aimerai aussi ne garder que la partie fantasmée, agréable et douce de la vie, en me disant que le lendemain sera bien meilleur. Sauf qu’il arrive un âge où l’entourage disparaît peu à peu, nous fait nous sentir plus fragile aussi et ça n’aide pas. Il est certes déprimant, ce billet, mais pas tant que cela quand on y réfléchit, puisque nous avons toujours des choix entre les fantasmes et les réalités. Regardez les Finlandais, il parait qu’ils sont heureux alors que souvent on les trouve froids comme la glace. Je regarde autour de moi maintenant et ce que je vois suffit très largement à mon bonheur, en … réalité.

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Ecrit le : 30/03/2019
Categorie : reflexion
Tags : banlieue,blog,enfance,france,politique,réalité,Réflexion

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