Réflexion - La CancelCulture en question(s)

C’est le mot compte-triple en ce moment, un mot tiroir dans lequel se retrouvent des militants de toutes causes, parfois opposées, sur fond de bien-pensance , de boycott et de lynchage numérique. Peut-être faudrait-il faire le tri dans tout cela et se poser les bonnes questions ?

J’avoue être partagé, en effet, entre des dénonciations nécessaires sur des sujets qui me tiennent plus ou moins à coeur, et des excès scandaleux qui rappellent les heures sombres de l’histoire. Qu’il est facile de dénoncer dans son fauteuil maintenant, ou de s’attaquer à des symboles sans défense. Je traiterai ou j’ai traité, par exemple, d’œuvres artistiques dont les auteurs ont été conspués pour des actes répréhensibles, ou pour des opinions qui me sont contraires. Je dissocie en effet l’oeuvre de l’artiste dans une certaine mesure, sauf quand l’oeuvre est utilisée pour faire sa propre défense de ses actes. C’est rarement le cas, heureusement. Aussi je ne peux pas être simplement et binairement pour ou contre la “culture de l’annulation”, tant le sujet peut être complexe.

La suppression de l’histoire

Ce qui a marqué récemment dans cette “culture” c’est l’importation du déboulonnage de statue dans notre pays. Ce n’est pourtant pas une nouveauté, de nombreuses statues étant détruites à chaque révolution depuis le 18ème siècle au moins. Il ne reste pas grand chose des statues de nos rois, tandis que même notre Napoleon national, coupable de bien des choses (guerres, génocides, traîtrises…) , a encore droit à des monuments. On a parlé de Colbert et du code noir également. En supprimant toute trace de ces hommes, ne supprime-t-on pas toute trace de leurs méfaits en même temps que leurs bienfaits ? C’est la question fondamentale autour de ce révisionnisme d’un nouveau genre. S’il ne s’agit pas ici de refuser des faits historiques avérés, il s’agit quand même de gommer des personnages et donc tout ce qui va avec eux.

Si ces personnages n’apparaissent plus nulle part, il n’est pas aisé de parler de leurs méfaits, de ce contexte, comme par exemple tout ce qui amena l’esclavage, le code noir, jusqu’à l’indépendance d’Haïti, le tribut que ce pays dût payer à la France pendant 125 ans, etc… Oui, l’histoire est longue de conséquences. Les statues des esclavagistes du Sud des Etats-unis témoignent aussi d’autre chose qu’il est plus compliqué d’admettre. Le ségrégationnisme est une histoire récente, une blessure qui a encore du mal à se refermer dans certains états (Alabama, Géorgie…). De la même manière ils sont une symbolique de résistance à ce pouvoir du Nord qui ne comprendrait rien. Un peu comme une statue de Cadoudal pour les Bretons… qui n’a qu’une Statue à Kerdel en plus de quelques noms de rue. La comparaison s’arrête là car ces généraux souvent grands propriétaires terriens du sud, participaient à ce système économique basé sur l’exploitation des noirs.

En France, d’autres blessures sont difficiles à guérir. Le Maréchal Pétain héros de guerre après 14-18 (ça se discute…) s’est transformé en un de nos pires chefs d’état dans une période toujours difficile à aborder. Ne voit-on pas encore quelques uns de ses “fans” les plus médiatiques essayer de redorer ce blason? D’autres “héros de guerre” de 14-18 pourraient être discutés pour les pratiques qui eurent court vis à vis des mutins, vis à vis de l’utilisation d’armes chimiques, ou dans le traitement réservés aux combattants africains pendant et après le conflit. Toutes ces histoires méritent qu’on en parle et de ne pas être oubliées. Reste que l’érection d’une statue et la glorification des personnages est lié à des périodes de notre histoire quand il était bon de réécrire une sorte de roman national. Cela mérite d’être expliqué et il est ainsi nécessaire de ne pas figer dans le temps ces représentations mais de les ramener à notre époque. Déboulonner ? Pourquoi pas, comme cela a pu être fait dans des révolutions à l’examen du pour et du contre mais pas sous la vindicte populaire incontrôlée. Replacer d’autres statues ailleurs aussi mais toujours dans la conciliation et surtout l’explication. Ce qui devient de plus en plus difficile avec ces réactions des réseaux  qui virent aux lynchage et ce refus du dialogue avec des élites tellement sûres de leur fait …

Le lynchage numérique

Une autre forme de cette culture de l’annulation est donc présente à travers les réseaux sociaux et par extension les médias. Il suffit de propos mal interprétés, des ventes d’objets contrevenant à certains (voir les affaires avec decathlon, nike), des actes plus ou moins grave (chasse en boîte, incivilités, …. ) pour provoquer une réaction d’une minorité qui trouve écho ensuite à travers un effet de groupe. Souvent le fruit d’extrémistes, ces réactions n’en sont pourtant pas l’apanage. Aujourd’hui, la société a changé, les mœurs ont changé. Les cas d’homosexualité ne sont plus illégaux et n’amènent plus des réactions aussi unanimes que par le passé. Et pourtant il y a encore peu de temps, une affiche présentant un baiser entre deux hommes amenait à ce type de lynchage médiatique…ou au moins de clivage de la société. Je ne parle même pas des agressions homophobes qui continuent à alimenter les faits divers.

L’affaire Dreyfus en son temps fut aussi clivante et mérite qu’on s’y attarde encore… Mais aussi un traitement par une autre personne que le réalisateur Roman Polanski. Que le film soit bon ou mauvais n’était ici pas le problème mais a-t-il vraiment servi la cause qu’il défendait sachant que tout le monde ferait le parallèle avec ses propres affaires judiciaires ? Je ne le pense pas, même si on peut y voir ensuite une forme de censure. L’autobiographie de Woody Allen interdite sous la pression populaire me pose aussi un autre problème. Il y a effectivement risque de réécrire son histoire dans cette relation avec la fille adoptive de sa femme de l’époque, Mia Farrow. Cette dernière a exprimé sa vérité aussi, la justice également (abandon de charge) sur le cas de Dylan Farrow qui accusa Allen de viol. Dans le contexte récent, tout cela n’était plus acceptable mais personne ne connaît vraiment le contenu du livre prévu. On se prive sans doute d’éléments intéressants sur l’aspect cinématographique du personnage mais face au reste, est-ce suffisant ? J’ai lu assez récemment une biographie de Charlie Chaplin, toujours considéré comme une star indéboulonnable. Et pourtant, il y aurait de quoi dire sur sa sexualité (ce qui fit scandale aussi à l’époque), peut-être autant que pour d’autres. Sauf qu’il est mort, que son oeuvre extraordinaire et son impact sur le cinéma masque tout cela. D’autres de ses contemporains ne s’en relevèrent pas autant (Errol Flynn, Fatty Arbuckle…). Dreyfus ou même Sacco et Vanzetti furent des victimes de cet effet de foule que l’on retrouve potentiellement dans le lynchage numérique.

peinture

Le Bain Turc de Jean-dominique Ingres, représentation douteuse et fantasmée de l’Orient

Récemment, un homme a perdu son travail à cause d’une photo qui le montrait en pause. Aucun contexte, aucun droit de réponse, et l’affaire avait fait grand bruit. C’était avant le COVID où l’on a changé d’avis sur ces “premiers de corvée”, avant de reprendre nos vieilles habitudes de gros dégueulasses. On trouvera des exemples inverses comme ces personnes racistes qui ont été filmées en train d’insulter des personnes de couleurs. Les faits sont incontestables, répréhensibles, condamnables…Mais la question est de savoir si cela vaut un lynchage dont les conséquences sont plus durables encore. L’arbitraire de cette justice est un danger qu’utilisent aussi les extrémistes de la pire espèce.

Une question de vocabulaire

le “N word” (comprendre Nigger/nègre) est banni du vocabulaire US à moins de faire partie d’une certaine frange de la population qui aime les bonnets pointus. Mais dernier avatar de l’évolution de notre vocabulaire, le fait que le roman d’Agatha Christie “Dix petits nègres” soit renommé en France…C’était ignorer le fait qu’il avait déjà un autre nom aux USA un an après sa parution, en Angleterre en 1985 mais que ça ne choquait personne en France apparemment… Moi un peu, avant que je le lise, tout comme la “Case de l’oncle Tom” ou un roman dont la chronique paraîtra ici bientôt. Avec le temps, nos manières de dire les choses changent sans même parler de traduction. Il suffit de lire du Rousseau par exemple “Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes” pour comprendre que la vision du monde a évolué. On y parle de sauvages, terme qui pourtant aujourd’hui ressort dans des bouches ministérielles sans précaution. L’histoire a marqué ces vocabulaires d’autres significations.

Pourtant, il n’est pas rare de faire des abus dans ces remplacements de mots, ou d’en oublier certains. Ainsi le terme hystérie me pose quelques soucis de part son origine. Étymologiquement, il est en rapport avec l’utérus, la matrice et a donc longtemps été appelé “Maladie des femmes”. Cela date même du fameux Hippocrate…Au moyen-age on a même lié cela à la possession du diable. Les féministes et suffragettes étaient accusées d’en être malade pour mieux être internées. Il a fallu attendre vraiment le milieu du 20ème siècle pour que le terme cesse d’être accolé aux femmes, … mais pas partout. N’aurait-il pas été nécessaire d’oublier cette étymologie avec un autre mot? L’annulation est elle sexiste ?

La langue n’est pas figée et évolue. Et donc les écrits du passé deviennent démodés. Quand on relit aujourd’hui le “Tintin au congo” d’Hergé, on ne peut-être que frappé par cette manière de présenter l’Afrique. Et pourtant, le livre reste un témoignage de cette période coloniale où les Belges commirent des exactions dans ce pays (autant que leurs voisins français, anglais, hollandais … ailleurs). Il est bon de regarder la date de parution de l’ouvrage, de se souvenir de la date de l’indépendance de ces colonies et du fait que pendant longtemps, cette bande-dessinée était un classique qui ne posait pas de problèmes. Je l’ai lu enfant, dans ces années 80 où Michel Leeb faisait des blagues à la télévision avec l’accent africain, pendant que j’avais des petits camarades de classe qui venaient parfois ou dont les parents venaient des pays que l’on décrivaient ainsi. De cela aussi il faut se souvenir et ne plus laisser cette lecture sans un accompagnement historique… et donner ces éléments aux parents qui choisissent ces lectures pour leurs enfants. Mais la France conserve un gros problème avec son colonialisme passé.

Une façon de montrer

Dans le cinéma et la télévision aussi nous avons évolué. On a parlé du cas d’Autant en emporte le vent, film classique issu d’un livre tout aussi classique. La première fois que j’ai vu ce film, il y a fort longtemps, le traitement réservé aux esclaves me paraissait un peu angélique. Même dans le dessin animé Tom Sawyer il y avait plus de réalisme, c’est dire. Je n’étais pas dupe mais cela a longtemps fait partie de Hollywood qui a mis beaucoup de temps à donner une place aux acteurs et actrices noires. Vincente Minelli eut quelques reproches quand il mit un casting afro-américain au film Cabin in the sky en 1943. Il fut interdit dans certaines villes du sud. Sidney Poitier ou Lena Horne furent longtemps ceux qui cachaient les clichés sur les noirs, ceux qui mourraient toujours dans le début des films. Les années 90-2000 ont changé bien des choses, soit près d’un siècle après l’invention du cinéma.

Doit-on pour autant banir tous les films antérieurs, dont le sulfureux “Naissance d’une nation” de DW Griffith ? C’est la première superproduction de l’époque (1915) mais aussi… une ode au Ku Klux Klan. J’en ai une copie et c’est vrai que c’est proprement insupportable à regarder sans le prendre pour une sorte de documentaire sur l’état d’esprit de cette époque. On peut noter l’évolution dans la manière de filmer aussi…Et les noirs étaient alors joués par des blancs ! Le “blackface”… Rien que pour témoigner de cette sombre histoire d’Hollywood, il ne faut pas supprimer purement et simplement ce film de l’histoire. Ainsi en est-il finalement de l’histoire et de son apprentissage qui devrait servir à ne pas réitérer les erreurs. Utopie ? Je le crains.

Vous l’aurez compris, je ne suis pas adepte de cette “culture de l’annulation” mais plutôt de la culture de l’explication. L’annulation c’est une simplification outrancière qui rappelle tellement les inquisitions du passé parfois pas si lointain. Mais l’explication est effectivement un sacré boulot, surtout quand je vois que dans les musées ou autres lieux de savoir, les visiteurs lisent peu ce qui peut être écrit, souvent trop petit d’ailleurs (c’est une tendance dommageable). Là aussi on a cédé à l’écran tout puissant, au “multimédia” . En refusant de revoir tout ce qui peut-être clivant, source de scandale, on perd beaucoup. Le débat persiste sur le cas extrême de “Mein Kampf” ou même sur des écrits pédophiles…moins prompts à être retirés des linéaires. Peut-on tout éditer/diffuser même avec des explications sans prendre le risque d’en faite l’apologie. Une statue est effectivement bien plus qu’un témoignage, contrairement à d’autres oeuvres.

Tout ça aidera sûrement à aller au delà des superstitions…

Bande son : Stevie Wonder - Superstition video


Ecrit le : 19/09/2020
Categorie : reflexion
Tags : culture,internet,reflexion,cancelculture,racisme,usa

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