Réflexion - Le piège de la notation

Noter un produit. Noter un livreur. Noter un restaurant, un magasin. Noter un collègue, un subalterne et même un hiérarchique. Tout est noté et donne l’impression d’avoir un pouvoir.

Les Entretiens annuels

Me voilà entré dans la période des entretiens “performance” annuels (ok, j’ai un peu décalé l’article). Il y a évidemment ma notation par mon chef, mais aussi maintenant la notation de collaborateurs, comme on dit. Depuis quelques années, on a des changements d’outils, de méthodes mais c’est à peu près stable depuis 3 ans. Il y a des objectifs par thèmes avec un descriptif, ce que l’on doit faire pour avoir 50%, 100% et vogue la galère pendant 1 an pour essayer de remplir ça. J’ai connu des périodes difficiles avec des hiérarchiques obtus. En ce moment, ça va très bien et il n’y a pas 3 heures de discussion mais plutôt 1/2h pour faire le bilan. Le truc c’est aussi d’avoir des objectifs factuels dès le départ et pas basés sur une interprétation. Avec les perpétuels changements de poste et mission en cours d’année, il ne faut pas hésiter à refixer aussi les objectifs. Mais par dessus cela, il y a une note plus que subjective sur “les attentes”. 4 niveaux : Au dessus, conforme, en dessous, insuffisant. Autant vous dire que les notes d’avant n’interviennent que peu dans le truc puisque tout est décidé avant sur des critères de catégorie, d’age et je n’ose dire de genre. Il est de tous temps officieux que des quotas existent et aucun syndicat n’ira rouspéter là dessus de peur de mettre en défaut le bel équilibre social de la boite.

Et pourtant il y a un problème de justice dans tout cela ou même de logique. Ainsi un jeune collaborateur va avoir les deux meilleures notes dans le début de carrière, à moins d’être un peu nul. Mais un vieil ouvrier ou technicien n’aura que les deux plus mauvaises notes en fin de carrière, ne pouvant espérer d’augmentation, même s’il est plus performant, plus rigoureux que le jeune qui fait le même boulot. Dans une vie précédente, j’avais fait chier mon chef de l’époque pour qu’il avoue que tout cela n’était qu’affaire de quotas, mais qu’à un moment, il mettait aussi en danger l’ambiance sociale du service. Tout semble fait pour démotiver un “vieux”, et quelque part, c’est parce qu’il coûte plus cher, qu’il peut être candidat à un plan de départ et que ça arrangerait bien tout le monde (sauf …le salarié). Dans un service vieillissant, va gérer ça, surtout quand on te refuse des remplacements de poste. Ce genre de choses est assez franco-français tout de même mais je n’ai pas assez d’éléments pour savoir comment ça se passe en Europe.

J’ai vu il y a quelques années une tentative inverse de faire noter un hiérarchique par les collaborateurs. J’ai joué le jeu en essayant d’être constructif et cela restait anonyme, par contre. Dommage finalement car ce que nous avions à dire, nous aurions pu le partager sainement autour d’un point entre nous dans le service pour améliorer les choses. En réalité, c’était aussi une manière d’appréhender la capacité de management d’une personne à travers ces notes, et donc une manière d’alimenter l’entretien des cadres.

Les notes dans notre vie quotidienne

Si l’ensemble des notes d’un employé restent dans un dossier qui reste accessible par les deux parties, il y en a d’autres qui nous sont demandées dans la vie de tous les jours. Comme ce dont je parlais pour un hiérarchique, tous les services que nous utilisons aujourd’hui font l’objet de notes. Un livreur pour un colis = un mail derrière pour noter. Une course Uber = Une note sur l’application. Un repas livré ou pris = Une note du restaurant et/ou du livreur. Une course au supermarché avec sa carte de fidélité = Un mail pour noter l’enseigne. C’est devenu quasi hebdomadaire voire quotidien. Et j’ai pu faire l’expérience de ce qu’il se passe derrière après une mauvaise expérience dans un supermarché. Je mets la moitié des points et aussitôt je reçois un mail pour me dire qu’on va tout faire pour améliorer, que je peux appeler personnellement le gérant sur son portable, etc… Traduction, sa moyenne va baisser et cela impactera la part variable de son salaire ou peut-être d’autres choses en terme de rémunération du personnel de l’enseigne. C’est encore plus le cas avec Uber et toutes ces boites parasites qui esclavagisent. Mais en même temps le but est d’atteindre un niveau suffisant de qualité pour éviter les dérives.

Le piège dans tout cela est ce que l’on fait de la note et le seuil “d’action” qui est défini. En n’acceptant que 4.8/5 par exemple, soit une moyenne et pas un nombre de démérite, on n’a pas le même résultat. 4.8 c’est l’équivalent d’un 19,2/20 ! Pour ma part, devant répondre à des normes qualité, je me dois de mesurer la satisfaction client. Mais la norme ne me dit pas ce que je dois faire avec les seuils. Je peux les fixer raisonnablement et d’ailleurs, à force d’améliorer chaque année, je me retrouve à plafonner. Le curseur ne peut pas être fixé trop haut et c’est plus la capacité à gérer l’incident qui sera regardée. Dans le cas d’Uber, le chauffeur n’est qu’un matricule et plus un humain pour un service totalement dématérialisé, loin de l’aspect humain et social. C’est l’effet pervers d’avoir une grille de notation réduite et de ne pas voir la réalité du terrain. Pour ma part, je rechigne souvent à mettre le maximum quand je note car ça sous-entend une perfection. Mais si je pense à l’humain derrière et au fait que je ne peux pas commenter et échanger, c’est autre chose et je mettrai les 4 ou 5 étoiles max.

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L’école du Village (extrait) de Jan Steen (1668)

Le Fichage

Toutes ces notes qui s’accumulent conduisent finalement à nous profiler, à nous ficher. Il y a l’exemple chinois souvent cité mais pas si généralisé qu’on le pense en Chine à l’heure qu’il est. Le compte citoyen à point, c’est aussi noter tout ce que l’on fait. On peut imaginer tout un tas de chose, du fait de mal noter certaines choses jusqu’au fait d’être mal noté soi-même. Imaginez que je note mal le dernier livre-programme de Gérald D ou d’Edouard P. et que ces gens fassent le lien avec moi dans un futur régime totalitaire ? Remplacez Gérald et Edouard par des noms à consonance d’un pays où la surveillance est reine et voilà le risque induit. Le fichage, c’est aussi ces fameux profils fantômes de Facebook où même quand on n’est pas inscrit, on est enregistré par le système. J’avais constaté cela en jouant avec deux profils pour voir s’il ferait le lien. Cela n’a pas raté alors aujourd’hui, avec l’apport de Whatsapp, Instagram et de ce qu’ils peuvent récolter par les partenariat, c’est une mine aussi bien commerciale que politique. On a eu quelques exemples, souvenez vous avec Trump dans le pays du libéralisme mais pas de la liberté. Ce fichage généralisé, ces notes qui s’accumulent, ce n’est pas seulement pour nous adultes.

Tout commence-t-il à l’école ?

En France, nous sommes notés depuis très jeune, orientés parfois grâce à cela avec des dossiers de sélections officieux. Il y a bien sûr des établissements privés qui rajoutent au prestige pour la voie royale mais on ne peut pas dire que toutes les notes de toutes les matières se valent. Même pire, cela varie selon les lieux. Et à l’ère Blanquer (et ça ne changera pas avec l’homme de paille qu’ils ont nommé, je peux le parier), le destructeur du cursus scientifique, je ne saurais dire ce qui est privilégié dans ce joyeux merdier. Je m’étonne toujours du succès (relatif) des filières genre STAPS… ou du piètre niveau des développeurs en France (j’adore me faire des amis…mais ceux qui en cherchent pourront peut-être témoigner des carences, ou d’un certain formatage à des “marques”?) Bref, j’ai été noté par rapport à une manière d’apprendre et qui ne me convenait pas tout le temps. Ceux qui ne conviennent pas à ce moule sont éjectés et ont parfois droit à la deuxième chance. La note, c’est une sanction mais même si on transforme ça en lettre ou en jugement par rapport à des comportements, ça reste une note indirecte. D’ailleurs on demande même de transcrire lettre en chiffres ou vice versa selon les systèmes en vigueur pour archiver tout ça.

Une école sans note alors ? Oui, il en existe mais quelque part, on a toujours cette tentation bien humaine de classer, regrouper par niveau, comportement. Après tout nous sommes tous différents et évoluons différemment et il est effectivement impossible de faire du cas par cas. Mais ce formatage à la note dès le plus jeune âge n’est il pas aussi une manière de mettre la performance en avant plutôt que des comportements comme l’altruisme, le partage, l’entraide ? S’il y a quelques travaux en commun, des exposés ou autres à l’école, là aussi il y aura une mise en avant d’un comportement par rapport à un autre : Celui qui est à l’aise à l’oral prévaut par rapport au reste, même si c’est dans une grande illusion. Le grand oral du bac a ceci de dangereux qu’il peut traumatiser totalement des élèves/candidats. A-t-on pour autant les moyens et la patience de parler technique de l’oral et prise de confiance au niveau lycée ? Si je prends mon cas personnel, j’ai appris à être à l’aise sur les coups de la trentaine, quand auparavant je m’imaginais faire ce genre d’exercice comme une pièce de théâtre où je n’étais plus vraiment Moi. Chacun sa vision des choses.

Et puis la note, on le voit aussi au Bac, c’est selon des référentiels flous. On peut être noté sévèrement par un prof dans un établissement et avoir bien plus pour le même travail avec une autre prof dans un autre établissement. L’état d’esprit de celui qui note a une influence aussi. Mais ça, il en a toujours été. De même qu’avant on savait que l’on rehaussait quelques notes selon le dossier pour que ça passe. Ceux qui ont eu autour de 10 à l’époque, doivent y penser. Mais maintenant, avec la numérisation, il y a moyen de faire du traitement de masse, ne serait-ce que pour réparer une possible injustice lié à un libellé d’exercice. J’observe que l’on fait de plus en plus pression sur les profs pour avoir un certain niveau de note durant l’année avec le contrôle continu. Et je me souviens qu’avec mon niveau très moyen en math, le bac m’avait paru facile et que j’avais eu 3 points de plus que ma moyenne à l’époque. Le Bac a-t-il encore un sens avec plus de 90% de réussite sur la majorité des filières générales ? Le débat est loin d’être clos.

Et pour conclure…

Si je puis dire, c’est justement le coté restrictif de la notation qui dérange. Dans les enquêtes qualité ou de satisfaction que je pratique, je vois souvent des personnes ne retenir qu’un élément négatif parmi des dizaines de positifs. J’ai eu des entretiens professionnels de mauvaise foi où l’on retenait un incident (mineur) dans l’année plutôt que tout le reste où j’avais même anticipé les besoins. Tout cela était avec la volonté de me faire rentrer dans un moule que je refusais aussi… Depuis, je suis parti ailleurs où je correspondais plus à l’état d’esprit. Les notations dans les sites de restauration, de critiques culturelles, etc, correspondent pour chacun à des attendus très différents en tant que client, différents de ceux qui managent, gagnent de l’argent où vivent de cela. Le point critique est bien là pour moi, partager aussi les autres attendus de cela et trouver le juste milieu entre la sanction, l’accompagnement, les félicitations. Je n’aurais pas de scrupules, je l’avoue, à sanctionner quelqu’un qui se fout plusieurs fois de ma gueule, sans raisons valables mais je le ferai avec des justifications, après un dialogue et pas sèchement comme la plupart des notes. Le tout est de donner les moyens après pour que cette note progresse, ou se maintienne. Et dans les systèmes où la note est mise en avant, c’est surtout dans des objectifs de productivité à outrance que l’on va. Au moins, il y a des matières où la note sanctionne un résultat factuel, pour ce qui est de l’éducation.

Pour le fichage et tout ce qui va nourrir notre lourd dossier de vie, là aussi il conviendrait de réfléchir à toutes les conséquences lorsque l’on note, mais à savoir faire le tri et l’analyse lorsque l’on est de ce coté. Et malheureusement, les outils mathématiques ne sont pas les seuls à utiliser, ou à savoir manier correctement quand il doit aussi y avoir des croisements avec d’autres éléments plus subjectifs. J’en veux pour preuve aussi la notion de dossier scolaire où selon le niveau demandé dans un établissement, les résultats ne sont absolument pas comparables. Ce qui donnait justement du grain à moudre pour les opposants au contrôle continu. Le risque étant ensuite de baisser le niveau demandé pour ne pas s’attirer de problèmes. A revoir et comparer mes dossiers scolaires avec un peu de recul avec ceux de madame, c’est assez flagrant. Et j’imagine si tout cela aboutissait à un grand fichier utilisant d’autres données. Ça serait effrayant, du fait même que l’humain peut changer dans sa vie. Souvenez-vous par exemple d’anciens camarades qui se révélèrent sur le tard dans leur parcours scolaire ou professionnel.

Alors, vous le notez combien l’article ? :-p

De quoi perdre pied… video

Commentaires

Anatole par mail

Alors je ne vais pas mettre de note à ton billet, j’ai un passé avec les chefs qui m’ont noté et un tas d’autres choses qui font que j’évite d’en parler. Les gars qui notent dans leurs bureaux climatisés, avec leurs voitures de fonction, qui calquent leurs prévisions sur les statistiques des tableurs, c’est bien différent de la mise en situation sur le terrain, de la météo, des conditions de circulations, etc. […]

Ewen par mail

La notation, c’est la compétition, donc la domination pour les uns, la soumission pour les autres. J’avais abordé la chose dans ce sujet. La notation est subjective, même si elle est construite à travers un système de valeurs relativement neutre. C’est l’humain qui note, en bout de chaîne.

Sima par mail

Je n’ai rien à dire sur ce que tu écris, et je partage ta vision. Je souhaite apporter une précision sur la notation professionnelle, elle modifie considérablement la façon de manager. Un manager, en théorie, manage avec ses ressentis, il est là pour orchestrer des compétences en étroite collaboration avec ses collaborateurs (comme tu dis). C’est comme ça que j’ai travaillé pendant de nombreuses années, puis il y a 4 ou 5 ans changement total dans la façon de faire lors des entretiens professionnels. Pas de notation chez-nous mais un classement, ce qui revient au même. Là où avant je pouvais proposer plusieurs personnes à la promotion on me demande de mettre qu’UNE seule personne de mon équipe en avant. Sauf que dans mon équipe j’ai des corps de métiers très différents (agents d’accueil et de sécurité, caissiers, caissières, conférenciers (animation pédagogique, diffusion des connaissances). Comment choisir l’un plutôt que qu’autres, les métiers ne sont pas comparables et j’ai des très bons dans chaque métier, on voit l’absurdité de la méthode. Première conséquence créer un fossé entre moi et ceux que je manage, pire, des métiers qui travaillaient très bien ensemble se divisent, se parlent peu, plus. J’en déduis qu’en plus de tous ce que tu dénonces, la notation pro a pour but de faire du management dicté et déshumanisé, diviser pour mieux régner.

Iceman

Et petite nouveauté depuis dans mon travail, un nouveau mode de notation sur le “comportement” avec un petit chef d’oeuvre de novlangue pour les “valeurs de l’entreprise”…Valeurs évidemment très éloignées de ce que fait la direction ces dernières années en terme d’éthique, de valorisation de l’effort, de rémuneration juste. Donc tu as des rubriques où on te note sur 4 et ensuite dans cette rubrique tu choisis une force et une faiblesse parmi ces valeurs sans vraiment de sens en terme de formation. Par exemple tu as “méritocratie”…oui, oui. Quand j’en vois, je vous appelle ! Ne serait-ce que pour ceux qui se sont tapé le sale boulot durant la crise COVID. La communication RH a été plus qu’inexistante sur le but de tout ça…on s’en doute vaguement.

Gilles par Mastodon

Pour quoi faire une note ? Les sites de notation de médecin, par exemple, c’est nul, mieux vaut des sites spécialisés comme gynandco qui sont là pour pallier un manque (de médecins bienveillants en l’occurrence).. La note, c’est la culture de la compétition, c’est merdique, comme la masculinité toxique par exemple. Au pire, c’est un raccourci facile : un élève qui a 15 et l’autre 16 de moyenne, est-ce que l’un est “meilleur” ? Ou alors juste “plus adapté au système” ? Pour le boulot, noter ne sert à rien. En tant que fonctionnaire, mon entretien annuel est en 3 points : validation des missions (fiche de poste = mon boulot à faire de manière générale), bilan des missions spécifiques de l’année écoulée, mise en place des missions spécifiques à venir dans l’année plus quelques annexes (formations, remarques, etc.)..Les notes, ce n’est rien, faut définir ce que tu notes. Ensuite il faut prendre les conséquences. Prenons TripAdvisor : tu notes mais le plus important reste le commentaire du client. La note sert à trier éventuellement mais une fois le choix restreint, faut regarder ce qu’en disent les gens. De plus, la notation, c’est souvent, comme partout, les mécontents qui parlent. Peut-être moins maintenant…A l’école, les notes ne sont plus la seule méthode d’évaluation.


Ecrit le : 18/06/2022
Categorie : reflexion,
Tags : réflexion,travail,social,notation,qualité

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